
L’internement, mesure privative de liberté appliquée dans des contextes psychiatriques, représente l’une des interventions les plus contraignantes du droit médical français. Cette procédure, strictement encadrée par la loi, se situe à l’intersection du droit à la santé et des libertés individuelles. Depuis la loi fondatrice du 30 juin 1838 jusqu’aux réformes contemporaines, le législateur a progressivement renforcé les garanties juridiques entourant cette pratique. Face aux enjeux éthiques majeurs qu’elle soulève, la société française a constamment fait évoluer le cadre légal pour trouver un équilibre entre nécessité thérapeutique, protection de la personne et respect des droits fondamentaux. Examinons les conditions précises qui régissent aujourd’hui cette mesure exceptionnelle.
Fondements juridiques et évolution historique du cadre légal de l’internement
Le cadre juridique de l’internement psychiatrique en France s’est construit sur plusieurs siècles, marqué par une tension permanente entre pouvoir médical et protection des libertés individuelles. La première législation structurante fut la loi du 30 juin 1838, dite « loi des aliénés », qui posa les bases d’un système d’internement administratif. Cette loi historique, remarquablement pérenne puisqu’elle resta en vigueur plus de 150 ans, distinguait déjà deux modes d’admission : le placement volontaire (à la demande des familles) et le placement d’office (décidé par l’autorité préfectorale).
Un tournant majeur intervint avec la loi du 27 juin 1990 relative aux droits et à la protection des personnes hospitalisées en raison de troubles mentaux. Cette réforme substitua aux anciennes appellations les concepts d’hospitalisation à la demande d’un tiers (HDT) et d’hospitalisation d’office (HO), tout en renforçant les droits des patients. Elle instaura notamment un contrôle judiciaire des mesures d’internement et reconnut formellement des droits inaliénables aux personnes hospitalisées sans leur consentement.
La loi du 5 juillet 2011, modifiée par celle du 27 septembre 2013, a profondément restructuré le dispositif légal suite à plusieurs décisions du Conseil constitutionnel. Ces réformes ont introduit l’intervention systématique du juge des libertés et de la détention (JLD) dans le contrôle des mesures d’internement prolongées, consacrant ainsi la judiciarisation de la procédure. Les anciennes dénominations ont été remplacées par les termes d’admission en soins psychiatriques à la demande d’un tiers (SDT) et d’admission en soins psychiatriques sur décision du représentant de l’État (SDRE).
Cette évolution législative traduit une préoccupation croissante pour la protection des libertés fondamentales. Le Code de la santé publique, qui a intégré ces dispositions dans ses articles L.3211-1 et suivants, affirme désormais clairement le principe selon lequel les restrictions aux libertés individuelles doivent être limitées à ce qu’imposent nécessairement l’état de santé du patient et la mise en œuvre de son traitement.
- Loi du 30 juin 1838 : première législation spécifique
- Loi du 27 juin 1990 : renforcement des droits des patients
- Loi du 5 juillet 2011 : judiciarisation du contrôle
- Loi du 27 septembre 2013 : ajustements et garanties supplémentaires
La Convention européenne des droits de l’homme et la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme ont joué un rôle déterminant dans cette évolution, imposant des standards élevés en matière de protection des personnes internées. Les arrêts fondamentaux comme Winterwerp c. Pays-Bas (1979) ou H.L. c. Royaume-Uni (2004) ont posé des principes directeurs qui ont influencé le législateur français.
Les différentes modalités d’admission en soins psychiatriques sans consentement
Le droit français distingue plusieurs modalités d’admission en soins psychiatriques sans consentement, chacune répondant à des situations cliniques et juridiques spécifiques. Ces procédures sont strictement encadrées par le Code de la santé publique.
Soins psychiatriques à la demande d’un tiers (SDT)
Cette modalité s’applique lorsque les troubles mentaux d’une personne rendent impossible son consentement et que son état nécessite des soins immédiats assortis d’une surveillance médicale constante. La demande doit être formulée par un tiers, généralement un membre de la famille ou une personne justifiant de relations antérieures avec le patient. Elle doit être accompagnée de deux certificats médicaux circonstanciés datant de moins de quinze jours, dont au moins un établi par un médecin extérieur à l’établissement d’accueil.
Une procédure simplifiée, dite SDT d’urgence, existe lorsqu’il existe un risque grave d’atteinte à l’intégrité du patient. Dans ce cas, un seul certificat médical suffit, mais il doit constater l’état mental de la personne, indiquer les caractéristiques de sa maladie et la nécessité de recevoir des soins immédiats. La notion d’urgence doit être explicitement mentionnée.
Dans les cas exceptionnels où aucun tiers n’est disponible, la loi prévoit une procédure de soins psychiatriques en cas de péril imminent (SPI). Un seul certificat médical suffit alors, mais il doit constater le péril imminent pour la santé de la personne et l’impossibilité d’obtenir une demande de tiers.
Soins psychiatriques sur décision du représentant de l’État (SDRE)
Cette modalité intervient lorsque les troubles mentaux compromettent la sûreté des personnes ou portent gravement atteinte à l’ordre public. La décision est prise par le préfet (à Paris, le préfet de police), sous forme d’arrêté préfectoral, au vu d’un certificat médical circonstancié. Ce certificat ne peut émaner d’un psychiatre exerçant dans l’établissement d’accueil.
En cas d’urgence, les maires (ou à Paris, les commissaires de police) peuvent prononcer des mesures provisoires, avec un certificat médical ou l’avis d’un médecin. Ces mesures doivent être confirmées dans les 48 heures par le préfet.
Une troisième voie d’admission concerne les personnes faisant l’objet d’une déclaration d’irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental. Sur décision de la chambre de l’instruction ou d’une juridiction de jugement, ces personnes peuvent être hospitalisées dans un établissement habilité.
- Soins à la demande d’un tiers (SDT) : deux certificats médicaux et demande d’un proche
- SDT d’urgence : un seul certificat médical et risque grave d’atteinte à l’intégrité
- Soins en cas de péril imminent (SPI) : absence de tiers et danger immédiat
- Soins sur décision du représentant de l’État (SDRE) : troubles compromettant la sûreté ou l’ordre public
- SDRE suite à déclaration d’irresponsabilité pénale : décision judiciaire
Ces différentes modalités témoignent de la volonté du législateur d’adapter le cadre juridique à la diversité des situations cliniques, tout en maintenant un niveau élevé de protection des droits fondamentaux des personnes concernées.
Le contrôle judiciaire des mesures d’internement
L’une des avancées majeures dans l’encadrement légal de l’internement psychiatrique réside dans l’instauration d’un contrôle judiciaire systématique. Cette évolution fondamentale, consacrée par la loi du 5 juillet 2011, répond aux exigences constitutionnelles de protection de la liberté individuelle.
L’intervention systématique du juge des libertés et de la détention
Le juge des libertés et de la détention (JLD) joue désormais un rôle central dans le contrôle des mesures d’internement. Son intervention est automatique et obligatoire avant l’expiration d’un délai de 12 jours à compter de l’admission, puis tous les six mois en cas de maintien de la mesure. Cette intervention n’est pas une simple formalité : le juge exerce un contrôle approfondi sur la légalité et la nécessité de la mesure privative de liberté.
La procédure devant le JLD est contradictoire, permettant au patient de faire valoir ses observations, assisté d’un avocat (commis d’office si nécessaire) et éventuellement d’un médecin de son choix. L’audience peut se tenir au sein de l’établissement psychiatrique, dans une salle spécialement aménagée, ou au tribunal judiciaire. Le recours à la visioconférence est possible mais encadré par des garanties strictes.
À l’issue de l’audience, le JLD peut prononcer la mainlevée immédiate de la mesure s’il estime qu’elle ne répond pas aux conditions légales, ou s’il constate des irrégularités procédurales substantielles. Il peut toutefois différer l’effet de sa décision de 24 heures maximum pour permettre l’organisation d’une prise en charge adaptée.
Les recours facultatifs
Parallèlement au contrôle systématique, la loi prévoit plusieurs voies de recours facultatives permettant aux personnes internées ou à leurs proches de contester la mesure à tout moment :
Le patient, tout parent ou toute personne susceptible d’agir dans son intérêt peut saisir à tout moment le JLD d’une demande de mainlevée. Cette requête est examinée selon la même procédure que le contrôle systématique.
Les décisions du JLD peuvent faire l’objet d’un appel devant le premier président de la cour d’appel ou son délégué, dans un délai de 10 jours à compter de la notification. Cet appel n’est pas suspensif, sauf décision contraire du premier président.
En cas de violation des droits fondamentaux, un recours en cassation est possible devant la Cour de cassation, qui veille à l’application rigoureuse des règles de droit.
La Commission départementale des soins psychiatriques (CDSP) exerce une mission de contrôle des établissements et examine la situation des personnes hospitalisées. Elle peut saisir le JLD de demandes de mainlevée.
- Contrôle automatique du JLD : avant 12 jours puis tous les 6 mois
- Possibilité de saisine facultative du JLD à tout moment
- Recours en appel dans les 10 jours
- Contrôle par la Commission départementale des soins psychiatriques
- Possibilité de recours en cassation
Ce dispositif de contrôle judiciaire reflète la recherche d’un équilibre entre nécessités thérapeutiques et protection des libertés individuelles. Il constitue une garantie fondamentale contre les risques d’arbitraire ou d’abus dans l’application des mesures d’internement.
Les droits des personnes faisant l’objet d’une mesure d’internement
Malgré la privation de liberté qu’elle implique, la mesure d’internement ne saurait entraîner une négation des droits fondamentaux de la personne. Le Code de la santé publique affirme clairement que les restrictions aux libertés individuelles doivent être limitées à ce qu’imposent nécessairement l’état de santé et la mise en œuvre du traitement.
Information et expression du consentement
Dès l’admission, la personne doit être informée de sa situation juridique et de ses droits. Cette information doit être délivrée d’une manière appropriée à son état mental, si nécessaire de façon répétée. Elle porte notamment sur les voies de recours possibles et les garanties prévues par la loi.
Même dans le cadre d’une hospitalisation sans consentement, les médecins doivent rechercher et prendre en compte l’avis du patient sur les modalités des soins. Le principe du consentement gradué s’applique : si la personne ne peut consentir à l’hospitalisation, elle peut néanmoins exprimer des préférences quant aux traitements spécifiques.
La personne hospitalisée peut désigner une personne de confiance qui sera consultée au cas où elle-même serait hors d’état d’exprimer sa volonté. Elle peut rédiger des directives anticipées pour le cas où elle ne serait plus en mesure d’exprimer sa volonté.
Droits civiques et sociaux
L’hospitalisation psychiatrique sans consentement n’entraîne pas la perte des droits civiques. La personne conserve notamment son droit de vote, qu’elle peut exercer par procuration. De même, elle conserve le droit d’émettre ou de recevoir des courriers, d’avoir des communications téléphoniques, de recevoir des visites et de pratiquer le culte de son choix.
La confidentialité des informations concernant la personne est garantie. L’hospitalisation ne peut être mentionnée dans les documents administratifs extérieurs au service de psychiatrie, sauf si cette mention est demandée par la personne elle-même.
Les biens de la personne sont protégés. Un inventaire est établi à l’admission, et la gestion des ressources peut être confiée à un mandataire judiciaire à la protection des majeurs si nécessaire.
Recours contre les abus
Toute personne hospitalisée sans son consentement dispose du droit de porter à la connaissance du Contrôleur général des lieux de privation de liberté, du Défenseur des droits ou de leurs délégués, des faits ou situations susceptibles de relever de leur compétence.
Elle peut saisir la Commission des usagers (CDU) de l’établissement pour toute question relative à sa prise en charge. Cette commission veille au respect des droits des usagers et contribue à l’amélioration de la qualité de l’accueil et de la prise en charge.
En cas de dommage imputable au service public hospitalier, la personne peut engager la responsabilité administrative de l’établissement. Si les conditions légales de l’internement n’étaient pas réunies, une action en réparation peut être intentée devant les juridictions administratives ou judiciaires.
- Droit à l’information sur sa situation juridique et ses droits
- Participation aux décisions concernant les soins
- Conservation des droits civiques et sociaux
- Protection de la dignité et de l’intégrité
- Accès aux autorités indépendantes de contrôle
La reconnaissance et le respect effectif de ces droits constituent un enjeu majeur pour humaniser la prise en charge psychiatrique et préserver la dignité des personnes internées. Ils témoignent d’une évolution profonde des conceptions de la psychiatrie, désormais centrée sur la personne et ses droits fondamentaux.
Défis contemporains et perspectives d’évolution du droit de l’internement
Le cadre juridique de l’internement psychiatrique, malgré ses avancées significatives, fait face à des défis persistants qui appellent à une réflexion continue et à de potentielles évolutions. Ces enjeux touchent tant aux pratiques médicales qu’aux principes juridiques fondamentaux.
Tensions entre soins et libertés
La recherche d’un équilibre optimal entre nécessité thérapeutique et respect des libertés individuelles demeure un défi permanent. Les psychiatres se trouvent parfois dans une position délicate, devant conjuguer leur mission de soin avec le respect scrupuleux de procédures juridiques complexes. Cette tension se manifeste notamment dans la pratique des mesures de contrainte au sein des établissements.
La question des soins ambulatoires sous contrainte, introduits par la réforme de 2011, reste controversée. Si ce dispositif vise à éviter des hospitalisations complètes non nécessaires, il soulève des interrogations quant à l’extension du contrôle médical et social hors des murs de l’hôpital. La Haute Autorité de Santé a d’ailleurs émis des recommandations pour encadrer strictement ces pratiques.
Le recours aux mesures d’isolement et de contention fait l’objet d’un encadrement juridique renforcé, suite à plusieurs décisions du Conseil constitutionnel qui a jugé insuffisantes les garanties légales entourant ces pratiques restrictives de liberté. La loi du 14 décembre 2020, puis celle du 22 janvier 2022, ont instauré un contrôle judiciaire spécifique de ces mesures au-delà de certaines durées.
Enjeux structurels et organisationnels
L’application effective du cadre légal se heurte à des contraintes matérielles et organisationnelles. La pénurie de psychiatres dans certains territoires complique l’obtention des certificats médicaux nécessaires aux procédures. Les conditions matérielles d’hospitalisation, parfois indignes dans des établissements vétustes ou surpeuplés, compromettent la dimension thérapeutique de l’internement.
La judiciarisation croissante des procédures, si elle constitue une garantie fondamentale, génère des contraintes logistiques considérables. L’organisation des audiences du JLD au sein des établissements, la présence systématique d’avocats, la production et la transmission des pièces dans des délais contraints représentent autant de défis organisationnels.
Le financement de la psychiatrie publique constitue un enjeu majeur. La mise en œuvre de procédures respectueuses des droits des patients nécessite des moyens humains et matériels conséquents, dans un contexte budgétaire souvent tendu pour les établissements de santé mentale.
Perspectives d’évolution
Plusieurs pistes d’évolution se dessinent pour répondre à ces défis. Le développement des alternatives à l’hospitalisation complète (hospitalisations de jour, équipes mobiles, appartements thérapeutiques) pourrait réduire le recours à l’internement contraint. Ces modalités de prise en charge moins restrictives permettraient de mieux respecter les libertés individuelles tout en assurant la continuité des soins.
L’intégration plus systématique des pairs-aidants et des représentants des usagers dans les processus décisionnels pourrait contribuer à humaniser les pratiques et à mieux prendre en compte la parole des personnes concernées. Des expérimentations prometteuses existent déjà dans plusieurs établissements.
Une harmonisation européenne des pratiques et des normes juridiques semble souhaitable. Les travaux du Conseil de l’Europe, notamment à travers le Comité pour la prévention de la torture, contribuent à l’élaboration de standards communs qui pourraient inspirer les évolutions législatives nationales.
- Développement des alternatives à l’hospitalisation complète
- Renforcement de la place des usagers dans les processus décisionnels
- Harmonisation européenne des pratiques et des normes
- Amélioration des conditions matérielles d’hospitalisation
- Formation juridique renforcée des professionnels de santé mentale
L’évolution du droit de l’internement psychiatrique reflète les mutations profondes de notre rapport à la maladie mentale et aux droits fondamentaux. Elle traduit une exigence démocratique croissante de protection des personnes vulnérables, tout en reconnaissant la nécessité de réponses médicales adaptées aux situations de crise. Ce domaine du droit, à l’interface du médical et du judiciaire, continuera certainement à se transformer pour répondre aux attentes sociales et aux avancées de la psychiatrie contemporaine.